Blackhorse et les Washroom keys

La vie d'un "sandwich artist" (c'est le titre du boulot) est remplie de missions diverses. L'évidente étant de concevoir un magnifique sandwich paraissant sur mesure. Celle qui coule de source est de préparer le pain, couper des légumes, et ma préférée : la vaisselle . Ensuite il y toutes celles qui font appel au cerveau... et là j'ai beaucoup plus de lacunes...

"Ah je sais pas si vous avez vu mais en allant vers là quand tu vas tout droit y a un bâtiment avec plein de gens... mais des gros déchets, j'ai préféré changer de trottoir pour pas me faire emmerder" me dit ce nième nouveau venu lors d'une soirée à sonorités françaises. Je vois très bien de quel endroit il parle mais je pense qu'il va devoir apprendre à ne plus traverser et voir comment ça se passe... sinon il n'a pas fini d'avoir des routes à traverser sur Whitehorse. Il y a une population que j'appelle les "Titubateurs" ou avec plus de cynisme les "Corrompus", que certains généraliseront outrancièrement en first nation (indiens ou tout autre terme), qui font partie intégrante de la ville et qui seront immanquables hiver comme été.  

Le Titubateur titube par essence, ou plutôt par alcool, ce qui lui donne une allure et un langage qui lui sont propres. Le "fuck" ne semble par contre ne pas subir de déformation sous les effets du breuvage. Il lui arrive d'être agressif (voir très) y compris envers ses semblables ce qui témoigne de sa violence quelque fois sans limite. Il semble vivre dans la rue et apprécier particulièrement les parking des supermarchés en journée (surement un endroit ou le gibier passe régulièrement...) Il peut tout aussi aisément être une titubatrice, mais si elle montre les dents le guide de survie au pays des ours peut vous être utile (ou pas mais il est offert comme tel). J'ai vu une titubatrice littéralement massacrer trois titubateurs, elles sont craintes et font trembler la gente masculine. Il n'y a pas d'âge défini pour être un titubateur (mon amour de l'exagération tendrait à dire du berceau au cercueil  mais je pense ne pas être loin de la vérité). Bref si certains disent que les first nation c'est ça, moi je pense que la définition du titubateur est en gros celle d'un alcoolique. Résumer les FN en ça, c'est un peu comme ne parler que de la partie visible d'un iceberg.

Si je parlais de mon boulot au début c'est que mon beau fast-food est sur un parking, un grand parking... et pour cause c'est celui du liquor store... (Parenthèse liquor storique : au Canada l'alcool ne s'achète dans des magasins spécifiques appelés Liquor store). C'est un des campements de base, un lieu hautement stratégique et investi de fait par les Titubateurs. Ma mission me demande d'être stricte et ferme vis à vis de ces individus, la stratégie du 911 est régulière mais malheureusement quelques fois indispensable. La leur, gentiment (ou pas), emmerder le monde... Commander un sandwich et dire je n'ai pas de sous (easy one), faire appeler un taxi et disparaitre, demander aux clients de leur payer des sandwichs, venir dormir mort saoul sur une table, venir foutre un bordel sans nom dans les toilettes (washroom)... Ils ne manquent pas d'inventivité, et ont autant de temps pour pratiquer que moi pour admirer la structure interne d'une tomate. Ces fameuses washroom sont normalement réservées aux clients mais les titubateurs adorent venir en plein rush demander les clés et dire "Tu dois changer tes gants et te laver les mains tu as touché les clés !" et repartir (à moins qu'ils aient une envie pressante d'aller nous donner du travail supplémentaire dans les toilettes). 

- "carga veuuuu brouichhttt fucking washroom keys ?" Signifie (maintenant avec l'expérience) que cette personne veut les clés mais qu'il ne faut surtout pas les lui donner. J'apprends petit à petit leur langage et les missions les plus poussées qui me sont demandées.  

L'histoire de Craig (deuxième du nom) :

Un petit titubateur non violent mais ô combien marqué par diverses blessures et comme ses amis, je le vois depuis plusieurs mois tous les jours mais jamais sobre. La première fois il m'a demandé un verre d'eau je lui ai donné et me suis fait engueuler, pour ça c'est "Non". La seconde j'ai voulu l'aider a sortir on m'a dit "NON, ne le touche pas ! Appelle le 911". La troisième, la main en sang, pour demander des serviettes "NON !!! 911 et il reste pas là". La quatrième il s'endort sur une table je vais mine de rien vers lui lui dire que les flics vont venir... Il ne bronche pas  raide mort sur sa table, appeler la police pour ça c'est la politique, mais je comprends pourquoi on entend des sirènes h24 partout et tout le temps dans les villes... Si je le touche il pourrait porter plainte me dit-on. Je ne vois pas quelqu'un de perfide, juste un pauvre gars... mais les ordres sont les ordres et je porte fièrement et bêtement l'uniforme. Je me dirige vers le téléphone 911 et j'entends un gros boum... il est tombé de sa chaise, c'est ouvert le crâne et il y'a du sang partout...(miam). Il m'a d'ailleurs permis de comprendre pourquoi les titubateurs avaient souvent des marques, des croûtes, des bleus, des bosses. Bref, vous connaissez la suite... 911, un petit bonjour aux ambulanciers et aux policiers (que je connais également vu qu'ils mangent tous les jours au pays du sandwich footlong et viennent régulièrement nous récupérer Craig ou un de ses amis).

Je n'ai personnellement rien contre ces individus. Je ne me sens pas en insécurité mais je préfère de manière générale raccompagner les gens avec qui je sors (ça leur évite toujours quelques zigzags entre les trottoirs pour éviter les bandes de titubateurs). Ils viendront vous titiller c'est inévitable, mais ils ne sont pas si idiots, ils reconnaissent les gens et leurs réactions. J'ai pu voir certains de mes accompagnateurs réagir par la provoc' ce qui peut vite amener à des drames (ou quelques marques de plus), solution qui malgré son manque de résultat depuis que l'homme est homme, continue à être si souvent utilisée... Ils n'ont rien d'autre à faire de la journée que de vous tester. Il a été très rare que ça tourne mal, et même si ils sont en bande, il y a toujours un plus lucide pour calmer les ardeurs du plus violent. La dangereuse généralisation faite à l'égard des FN est le chemin le plus simple et le plus visible pour définir ce qui reste de ces fières tribus. Ce phénomène est constaté par les canadiens dans tout le pays mais particulièrement dans le nord, certains en profiteront pour râler à la française : "C'est nos taxes qui paient leur alcool", mais aucun ne sera capable de se lancer dans des explications sur le pourquoi de cette décadence et quand j'entrouvre la porte de la responsabilité de colonisation européenne et des politiques d'assimilation on la referme rapidement : "Mais non ils ont le choix, ils ont choisi l'alcool !". Ce qui est certain, c'est qu'au final cette drogue aura été une arme efficace (parmi tant d'autres) pour casser les premiers colonisateurs du continent, profiter de leurs terres et de leurs connaissances.